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09 mai 2006

Du papier et du style.

J’irai jusqu’au bout de ce papier. Parce que je me le suis promis. Tout simplement. Il n’y aura pas de quoi fouetter un chat. Du style ? Quel style ? Pour quoi faire ? S’il est de bon ton de se coller une étiquette aujourd’hui, celle d’écrivain est la plus galvaudée. Malmenée. Transformée. Le style, dit-on. La personnalité à travers les mots. On va jusqu’à chercher quelle est la relation de l’écrivain avec son œuvre, à travers le style ! Cheveux coupés en quatre, temps perdu et mots pour rien. De la bouillie. Une comédie qui veut cacher la mièvrerie, la légèreté et le manque d’imagination. Une décoction de mots torturés pour dire peu, pour se regarder beaucoup, pour vendre. Tricherie et aveu de sécheresse, d’aridité et de courte vue. Je ne suis pas écrivain, mais j’irai jusqu’au bout de ce papier. Je le redis. Quitte à ce qu’il ne ressemble à rien. Je n’aime pas ressembler. L’uniforme me va mal. Tous pareils, y compris dans les mots. Pour que dalle. Pour passer, être lu ou plutôt acheté (la grande question). Et le style sera ce qu’il sera. Le style c’est la vie. Pas une recette. Est Houellebecq, Angot ou Nothomb qui veut. Ne sont eux-mêmes que ceux qui le peuvent. Autant dire pas grand monde. Je suis dans ma voiture sur une aire de stationnement d’autoroute. La voiture, tout ce qui me reste, avec quelques sacs poubelles remplis de vêtements, quelques livres et peu de bibelots. Nombreux passages de véhicules pour faire le plein, aller pisser, boire un ersatz de café, fumer une clope, manger un sandwich de pain mou sous emballage plastique ou sous cellophane. Puis repartir. Arriver dans les délais. Vie rapide à odeur de carburant. Moi je reste là. Il fait nuit et un peu froid. De temps en temps je mets le moteur en marche pour activer le chauffage. J’écris sur un cahier, sans grand confort mais qu’importe. Un énorme poids lourd s’arrête à côté de moi, fait cracher ses freins et laisse tourner son moulin. Il m’emmerde mais que dire ? De toutes façons, la nuit, ils investissent toutes les surfaces libres pour se garer, permettant à peine aux automobilistes de se faufiler ou de stopper pour un moment de repos.
 
Je reviens au papier. Il y a de quoi raconter. Intéressant ou non, qu’est-ce que cela peut faire ? Personne ne lira. D’ailleurs personne ne lit, tout le monde analyse, dissèque, interprète, soigne, insulte, loue… s’en fout en réalité. Tout cela pour se donner une image de soi la plus conquérante possible, flamboyante peut-être, mais à la manière des feux de pailles ou des autodafés. Brillants, vifs, courts, vains et destructeurs. Rapide comme s’il y avait urgence. On ne pose plus ses fesses désormais, on se dépêche. On consume, on consomme le plus possible. Avec avidité, mais sans discernement. Avec voracité. Toujours cela de pris. Et la course recommence. Un grand costumé, cravaté, se promène autour du camion à grands pas, un portable à l’oreille, l’air absorbé. Un pantin qui soliloque avec de grands gestes inutiles. Tristement comique et affairé. Un exemplaire de ces milliers de clones qui parlent seuls, comme à eux-mêmes, partout où ils sont. Ils communiquent sans même apercevoir leur voisinage. Connards préoccupés de leur image et du son d’une voix lointaine. Enfermés dans les murs qu’ils se construisent. Dans lesquels ils installent leur petit moi pour le préserver. C’est leur mode de communication !  Épouvantails fiers de l’image qu’ils pensent donner aux autres. Qui passent leur vie à se faire mourir de vie spectacle, d’affichage sans chaleur.
 
Ouf ! Le gros cul a stoppé son moteur. J’entends presque le silence, pendant un court instant, coupé par les onomatopées du téléphoniste sans fil, dont le bras droit se termine par une prothèse courte qu’il semble vouloir greffer à son oreille. Retour à mon papier. Le style… moi. Le sujet… tout et pas moi. Je suis peu enclin à parler de ce qui ne regarde que moi. L’introspection ? C’est pour moi seul. Le voyeurisme est à la mode et, par conséquent, l’exhibitionnisme est de rigueur. Cela occupe. Plus besoin de raisonner. De réfléchir. Se montrer et voir. En faire des montagnes et des bouquins. Et tout faire pour se ressembler, être comme l’autre. Philosophie de dessous la ceinture. Culte du cul et de l’apparence. Si cela vous dit ! Tout le monde plonge. Oyez bonnes gens ! Montrez vos fesses, vos biceps, vos barres de chocolat, votre force, votre galbe et votre ligne canon. Vous serez vus, regardés, imités. Vous e-xis-te-rez ! Ah bon ?
 
Les poids lourds de toutes les sortes s’agglomèrent, investissent les lieux et s’alignent., camions remorques, semi-remorques, camions citernes. Attelages bigarrés. Hollandais, italiens, espagnols, polonais, belges, anglais. Les chauffeurs vont et viennent et s’interpellent dans leurs langues respectives et diverses, courent aux cabines téléphoniques, se précipitent aux toilettes, se lavent, mangent et retournent  à leur cabine couchette pour un somme réparateur. Tout à l’heure ils vont repartir. Le papier, jusqu’au bout. Pas pour le noircir. Ni le remplir. Le papier pour tenir la promesse. Le style : la respiration du monde. J’ai l’impression d’étouffer entre tous ces gros machins. Le vrai silence n’a pas sa place ici. Un peu plus loin, le ronronnement continuel de l’autoroute. J’ai à nouveau froid. Moteur, chauffage. Un peu de radio. Vite éteinte. Ne vaut pas le pet d’un cheval, ce soir.  Des mots envoyés sur les ondes, des sons, je n’ai pas trouvé le fil conducteur. Inutile d’insister. De plus, les grésillements gênaient l’écoute. Papier. Il est vingt trois heures. Je me demande si je tiendrai le coup avec ce froid. Nous sommes en mars. Je passe un gros col roulé de laine par dessus mes autres vêtements. Restent les jambes. Je les couvre de ma veste. Tout de suite un mieux. Tout à l’heure, j’irai boire un « potage ». Ah ! Le gros camion remet en route, allume ses phares, grogne un temps, manœuvre et puis s’en va. Je respire mieux, bêtement.
 
Aller jusqu’au bout du papier, cela veut dire combien de pages ? Cette question m’embête. C’est un faux pas. Je vais commencer à me regarder. Me regarder faire. A aucun prix ! Je referme le cahier, recule mon siège pour pouvoir étendre mes jambes. J’allume une cigarette. Picotements aux yeux. Je fume, l’esprit soudain vidé. Les lumières de l’aire de repos jettent une lueur jaune dans la voiture. Un chez moi provisoire et précaire. De l’autre côté, la station. Éclairages plus vifs, néons tentateurs, même ici, commerce avant tout. Pouah ! Je vais dormir jusqu’à ce que le froid me réveille. C’est ainsi, je suis habitué. Du mal à m’endormir. Cette promesse à moi-même m’ennuie maintenant. Quel intérêt, bon dieu, à jacter gratuitement, comme cela ? Coup de tête fougueux et égoïste de solitaire. Mais ce qui est dit est dit. Après tout, les grandes pensées peuvent aussi naître du hasard, de l’impromptu. Mais aujourd’hui tout est tellement organisé, ordonné, quadrillé, défini, arrangé, dirigé. Alors rien que pour cette raison je continue. Je baîlle et étends les bras. Rien n’y fait. Je ne dors pas. Le sommeil ou la mort ? Qui le sait ? La nuit, si tu respires bien, tu oublies quand même la vie. Elle coule malgré toi. Sans toi. Comme dans la mort. Le revers de la médaille. Le silence pour soi seul et le bruit pour ceux qui continuent d’exister. Le sommeil, comme un no man’s land entre la vie et la mort. Pas grave, au moins c’est réparateur. Et puis, parfois, dans le sommeil, il y a des étoiles, des naufrages, des oasis, des déserts. Quelque chose. Dans la mort, rien. Rien c’est la mort. Plus que la nuit. Gouffre. Néant plutôt. Mais je suis toujours sur mon siège de voiture, je le règle en couchette et je ferme les yeux. Les camions, autour, dorment déjà.   Seules les lumières dansent, animées par les branches d’arbres bousculés par le vent. Dormir. Et se taire pour ce soir. Malgré le froid.
 

Rien à faire. Pas de sommeil. D’habitude je m’endors facilement au milieu des va et vient. Ce soir impossible. Quelques gros culs manœuvrent habilement, de temps en temps, pour trouver leur coin. Des jeunes débarquent bruyamment de leur 206 blanche. Ils se croient tenus de faire éclater bruyamment une gaieté factice. Sans joie. Claquent les portières. Une fille court vers la station. L’autre la suit à petits pas pressés, le col du manteau relevé jusqu’aux yeux. Les deux garçons les interpellent tout en allumant une cigarette avant de les rejoindre. Ils disparaissent dans la bâtisse. C’est cela les nuits de parking. Toujours pas de sommeil. Je réfléchis. Cela remplit les vides. Je me dis : « Tu réfléchis parce que tu n’oses presque plus t‘exprimer quand tu en as envie. Te reste à penser. Tu rentres tes idées. Tu les remues en dedans. Cela ne se voit pas. Si tu en as envie, tu te récites un poème. En dedans. Cela enlève aux autres la possibilité matérialiste et terre à terre d’ironiser sur toi. Comme te le fit remarquer une bonne amie, autrefois. ‘ Il faut être positif, mon cher, avait-elle vomi.’ C’est vrai qu’aller chercher des sensations, des consolations au bord d’un étang, c’était improductif, irréaliste. Bah… Cela ne se voit pas, je dis. Tu jettes un mégot, tu bois une bière, on te voit. Personne ne te voit penser. Personne n’écoute quelqu’un qui pense. Tu es seul si tu penses. Tu es original, martien, si tu dis que tu penses. On te fait la peau parce que tu fais chier, si tu dis ce que tu penses. Tu déranges l’ordre des choses faciles, bien alignées les unes derrière les autres, lisses. Toujours les mêmes, toujours dans le même ordre. » Le papier, je ne sais plus. J’ai du le chiffonner et le jeter. De toute façon, tout cela manquait de style.   

 

Mars 2002.