14 juillet 2006
Le gribouilleur
Sortir par cette chaleur était une folie. De l’inconscience, même. Peut-être une simple envie d’évasion, de se dégager de quatre murs, de la lourde torpeur d’une maison fermée. Toujours est-il que je marchais difficilement. Le café PMU n’était pas loin et, en toute inconscience, je m’y rendis. Il me fallait un abri. Il y ferait peut-être bon. Le soleil irradiait dans un ciel d’une clarté blanche et agressive pour les yeux. Je gravis quelques marches et traversai une terrasse déserte pour m’engouffrer dans le bistrot que j’espérais accueillant. Je fus surpris par le pénombre qui régnait dans la salle. On avait baissé les stores devant les vitrines. Après un instant d ‘hésitation, j’avisai une table sans convive près d’une des grandes baies. Je m’y installai en saluant d’un signe de tête. La serveuse me gratifia d’un « bonjour ! » sonore et enjoué. Elle vint prendre ma commande, un Perrier nature et s’en fut s’affairer derrière son comptoir. Ma vue s’était adaptée et je détaillai la clientèle tout en m’épongeant le visage avec un mouchoir en papier. Devant le bar se tenaient deux gaillards d’une quarantaine d’année, un petit roux frisé et un grand brun à calvitie naissante. Le petit était vêtu d’un pantalon de toile bleu et d’une chemisette blanche. Le grand portait jean et maillot de corps kaki. Une tâche foncée sur son biceps droit faisait penser à un tatouage. Il parlait d’une voix forte et ponctuait ses phrases en buvant une lampée de son demi de bière. L’autre se contentait d’approuver par des mouvements de tête. Sur le côté du bar, à deux tables de moi, quatre joueurs de belote. De l’autre côté de la salle, des joueurs de pari mutuel épluchaient de petits journaux et tordaient le cou pour suivre les courses sur un écran. Des exclamations dépitées ou rageuses soulignaient leurs commentaires.
La serveuse me servit ma boisson en chantonnant. C’est alors que je remarquai à la table juste en face de la mienne, près de l’autre baie, un homme penché sur un épais carnet qu’il semblait gribouiller avec application sans regarder personne, apparemment. Il avait réussi à s’enfermer dans un monde circonscrit à son carnet et son stylo. Une tasse de café était posée devant lui. Il n’y touchait pas. Il était absorbé. Je tentais de l’observer avec attention, mais les cris des parieurs, les colères des joueurs de carte ou les « moi je » du grand escogriffe planté devant le comptoir détournaient parfois mon attention. « Je travaille moi. Tout le temps, au boulot, à la maison. J’aide des potes. J’ai pas de temps à moi. Ceux qui travaillent pas, les chômeurs, c’est parce qu’ils veulent pas. C’est tout. C’est ce que je dis toujours à ma femme. D’abord je vais lui trouver un boulot à elle aussi. Faut payer la maison. Alors je lui ai dit… » Il m’agaçait prodigieusement. Sa voix dominait toutes les autres. Il réussit même à attirer un court instant le regard du gribouilleur. L’homme roux acquiesçait d’un petit « bien sûr, t’as raison ». Leurs verres se vidaient rapidement et étaient vite remplacés. Au bout d’un certain temps le beau parleur commençait à zézayer et sa prononciation devenait plus hésitante. Je me dis ironiquement qu’il trouvait assez de temps pour bien boire.
Mon vis à vis se lava soudain. Chemise et pantalon noir. Il s’empara de son gros carnet et, à ma grande surprise, il détacha une page auprès de chaque consommateur et la lui remit. Le silence fut presque total. Chacun regardait sa feuille de papier. Le tatoué eut l’air étonné puis haussa les épaules. « A quoi ça sert ? » grinça-t-il en jetant le papier sur le bar. A mon tour je reçus ma feuille et restai coi. Je me voyais sur le papier. Mon portrait au stylo à bille, fort bien réussi. Quand je levai le regard pour remercier l’artiste, il avait disparu sans un mot.
Le brouhaha reprit. Ma boisson était fraîche et je me sentais mieux. Bizarrement, l’homme fort se taisait et s’appuyait au comptoir, comme s’il avait peur de choir. Les autres comparaient leurs dessins. Puis les jeux ont redémarré. Je regardai le portrait en m’interrogeant sur ce curieux dessinateur, tout en sirotant mon eau pétillante avec gourmandise..
00:25 Publié dans Histoires sans histoire | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : Vive la vie, littérature, blog, perso