02 septembre 2007
Personne
Penché sur sa page blanche, il ne trouvait pas les mots. Rien que d‘avoir cette pensée, il se méprisait. Cela sonnait comme un cliché. Dit et redit. Vous savez : « l’angoisse de la page blanche »… Il s’en foutait de cette angoisse là ! Il n’était pas écrivain, lui. Il n’était rien. Il était ce que sont sa peau et ses os. Même pas certain qu’il restait un peu de moelle dans ces os ! En quelque sorte un chétif du cœur et du cerveau. Rachitique plutôt. Tiens, les cloches sonnent. Il les imagine déjà, ils vont se rassembler, arriver les uns après les autres, les jeunes, les vieux, les bonnes dames, quelques belles bourgeoises en grosses voitures, des enfants endimanchés, des solitaires aussi. Oh pas très nombreux, certes, mais il y en a encore. D’ailleurs ils arrivent, il les voit. Puis ils fermeront la porte. Il cherchait les mots.
Depuis trois jours il cherchait les mots. Trois jours déjà qu’il avait décidé. Qu’il “s’était décidé”. Parce qu’il en était arrivé à ne plus rien décider depuis trop longtemps, à procrastiner depuis des lustres. Alors il a décidé, comme ça. Le boulanger est en retard d’un quart d’heure. Son klaxon va sûrement déranger les paroissiens. Trois jours sont déjà passés. Il n’a rien écrit. Cependant, cette fois, il n’a pas ajourné. Il s’y tient. Il doit leur dire. D’abord, il ne sait plus très bien à qui. Il pense « leur », mais c’est qui ? Depuis le temps, ils, elles s’estompent. Les visages disparaissent dans la brume du temps. Reconnaîtrait-il leurs voix ? Indistincts, ils sont, flous. Mais pas comme dans certains rêves, non. Quelle idée, les rêves ? Il ne rêve plus du tout ! Dehors il fait beau, le boulanger s’éloigne car son klaxon se fait de plus en plus doux.
Il s’est décidé comme ça. Ça lui a pris comme ça. Pas comme une envie de pisser, non. Parce qu’il en avait marre de l’ennui. De l’absence, du rien, du factice, de l’incertain, de la vacuité, de l’inutile, du vent… toute cette merde, quoi. Alors il s’est pris par les épaules et il s’est décidé. Sans égard pour lui-même. Ce lui-même infoutu de se regarder en face, incapable de se disséquer pour comprendre. Mais ça n’aurait servi à rien. Alors il a décidé. Le boulanger revient. Son klaxon grince à nouveau. Ah non ! Il repart. Un grand silence soudain, un murmure de tourterelle. On se sent bien, quelques secondes seulement. Il va se mettre du Chopin puis revient à sa table, devant sa feuille blanche sur laquelle il se penche à nouveau. Trois jours. Leur dire. Mais comment ?
Mais pourquoi leur dire, au fait ? Pour continuer d’exister ? Pour avoir une survie dans leurs pensées ? Peur de mourir en eux ? Mais c’est qui eux ? Toujours ce flou, cette incertitude quant à eux. Si lointains. Si silencieux. Il n’entend rien d’eux, rien par eux, rien… rien. Alors pourquoi ? Ça ne vaut peut-être pas la peine, peut-être que de toutes façons ça ne servira à rien. C’est vrai, à quoi ça pourrait servir ? Les cloches carillonnent. Ils sortent. S’agglutinent en petits groupes, papotent. Les belles grosses voitures bourgeoises ronronnent, deux mamies courbées et vêtues de noir se tiennent par le bras et s’éloignent en trottinant craintivement. Pas le moment de flancher. Il a décidé, c’est tout. Il s’y tiendra.
La feuille blanche l’aveuglait presque. Regarder ailleurs, de temps en temps, cela ne peut faire de mal. Non ! Rester concentré, s’en tenir à la décision. Les cloches se sont tues. Chopin aussi. Grand silence nu. Dehors un peu de vent berçait les branches des arbres. La nature s’en fout de sa page blanche. Elle dure, elle, elle continue, s’amuse à se colorer au gré des saisons. Elle va de son pas tranquille insouciante et insoucieuse. Ce n’était pas encore l’automne, mais des feuilles tombaient déjà. Jaunes. Oranges. Mais sa feuille blanche à lui ne cessait de le défier.
Peut-être quelques mots suffiraient-ils ? Pour eux qui s’effaçaient de plus en plus. Ils ne comprendraient rien, d’ailleurs, parce qu’ils n’étaient plus intéressés. C’était presque sûr. Elle était idiote, sa décision. Sotte. Il prit son stylo, s’appliqua et écrivit : « C’est déjà fini. Soli… » Il ne termina pas. Il revissa le capuchon du stylo et le posa sur la table. Il considéra un instant la feuille souillée de ses mots. Se leva. Faillit la chiffonner mais la reposa écornée.
On ne le voit plus depuis un bon moment. Les volets de sa maison sont tirés depuis longtemps. On en parle parfois. Très peu en vérité. Il n’est même plus un souvenir. J’ai entendu dire l’autre jour, lors d’une conversation d’un groupe d’amis au bistrot : « Oh, il y a un bail que personne ne le voit plus ! » Je me demande, depuis, c’est qui personne ?
12:10 Publié dans Histoires sans histoire | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : Vive la vie, littérature, blog, perso
Commentaires
Chapeau ! (J'ajoute l'adresse dans mes favoris)
Écrit par : simone | 02 septembre 2007
la feuille blanche, combien de fois je le regarde. l'esprit s'embrouille, les pensèes se mélangent puis s'envolent. alors je pars et reviens. sans chercher à faire au mieux là je laisse mon esprit divagèe. je ne cherche plus, libre au émotion.....
Écrit par : melancoly | 02 septembre 2007
Je trouve ton texte très beau, très parlant et très juste.
Comme une idiote mon esprit m'a fait entrevoir une image ancienne de la peur de la page blanche et je me suis dit que j'étais pas tout à fait d'aplomb. Il y a plusieurs années lorsque c'était à mon tour de préparer les conférences historiques de nos recherches, j'avais toujours peur de ne pas y arriver ( surtout au début), il m'est même arrivé de pleurer devant cette page blanche qui me narguait. Pour conjurer cette peur je me suis mise à préparer ces textes sur des feuille de couleurs diverses.
Ca n'a rien à voir avec tes écrits si beaux, au contraire c'est très bête, mais je n'ai pas pu m'empêcher de t'en faire part.
Écrit par : Lhuna | 02 septembre 2007
Pas si blanche Rony en définitive , car tu parles par le biais de tes blogs , ailleurs aussi . Puis tes dessins sont là , un autre moyen pour t'exprimer ....
Écrit par : debla | 02 septembre 2007
Pas blanche du tout! un joli texte
Écrit par : noelle | 02 septembre 2007
Rien de tel que la souffrance pour pouvoir écrire des images aussi fortes...
Amitiés à toi Rony, mon frère d'âme...
Écrit par : Fabrice | 03 septembre 2007
"un murmure de tourterelle" et voilà que déjà la page se colore
Écrit par : Marie | 03 septembre 2007
C'est vrai ça, c'est qui personne ?
C'est comme les ils font, ils ont dits, C'est qui les ils ?
Il existe dans ce monde une entité qui s'appelle personne. On le dit... Mais c'est qui ON ?
Ah oui c'est personne !
Écrit par : May | 03 septembre 2007
C'est fort mais c'est triste voir desespérant. J'espère que le son des cloches t'apportera une inspiration plus gaie à l'avenir.
Écrit par : enriqueta | 03 septembre 2007
Que de mots et d'images fortes dans cette page blanche, quelle richesse dans chaque phrase... l'écriture est là, les mots, compagnons de nos douleurs, n'arrête jamais de la regarder droit dans les yeux cette page blanche et de la noircir de toute l'encre de tes émotions...
Écrit par : holly | 03 septembre 2007
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