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14 avril 2006

Rencontre devant une bière

Près du théâtre des Célestins, je le vis qui musardait, apparemment sans but. Nos vies avaient bifurquées il y a plus de vingt ans  Il avait les cheveux gris et un léger embonpoint, mais il était reconnaissable sans peine. Nous avions partagé notre enfance. Il parut se réjouir quand je lui fis signe. D’un commun accord nous entrâmes dans le premier bistrot venu pour fêter ces retrouvailles.
 
«  Un divorce. Sans bruit. Elle vient te chercher à l’aéroport, le soir de ton retour d’un séminaire professionnel dans la région parisienne. Elle attend que tu sois installé dans la voiture et, tout à trac, sans préambule, elle assène : « Je veux qu’on se sépare. Cela ne va plus. On ne rit plus comme avant… » Tu restes coi. Abasourdi. Comme désamorcé. Tu n’as rien vu venir, sauf peut-être l’avant veille au soir, quand tu as essayé de la joindre par téléphone. Chez toi. Chez vous. Pas de réponse. Ni dans la nuit ni le lendemain, quand tu as rappelé. Mais tu n’imaginais pas.
 
Tu restes silencieux. Tu ressembles à ces poissons qui ouvrent et ferment la bouche pour se nourrir d’algues minuscules. Mais toi, tu recherches une goulée d’air, tu tentes des mots. L’air entre et ressort. Les mots restent enfoncés dans la gorge. Tu la revois, quinze ans plutôt, après sa rupture avec l’autre. Tu penses tout à coup à son désarroi, à lui aussi… Elle te disait : « De deux choses l’une… », deux doigts tendus vers ton visage. Elle te faisait comprendre qu’elle avait sauté le pas, que c’était à toi de faire le tien. Puis le souvenir s’estompe. Tu l’observes à la dérobée, dans la pénombre de la voiture. Son visage est empreint d’une certaine tristesse, signe de malaise. Et d’une forte détermination aussi. Elle est allée réfléchir dans la foule, à la Partdieu, dite-elle. C’est pour cette raison qu’elle était un peu en retard… Dans la foule, réflexion particulière. Il lui a fallu d’abord s’immerger dans le flot humain pour ensuite t’affronter seule. Tu jettes l’éponge.
 
Tu ne dis mot. Tout un passé englouti. Une histoire qui n’existe plus. Qui disparaît en enfouissant tes souvenirs et les siens dans la glaise de l’oubli.
 
Quelques jours plus tard tu  quittes l’appartement et t’installes dans un minuscule studio dans la banlieue de Lyon. Ta vie n’est plus faite que de silence. Tu restes éteint. Tu n’as pas lutté. Pour couronner le tout, tu es licencié, parce que tu as perdu les pédales et qu’on en a profité pour se débarasser de toi. A cause de ton âge et de ton salaire. A cause de nouveaux venus qui ont pris le pas et ne partageaient pas tes méthodes. Qui prétendaient t’inculquer un « nouvel esprit d’entreprise ». Mais toi tu t’en fous. Tu n’as plus d’hier. Tu n’as pas d’histoire. Tu t’enfonces dans le noir. Personne parmi les autres. Petit grain roulé par le vent. »
 
Voilà ce qu’il m’a raconté, d’une vois très calme, sans larmoyer ni sangloter, devant une, puis deux, puis trois bières. Je n’avais rien à répondre et il n’attendait rien. Nous bûmes la quatrième très lentement. En silence. La cinquième nous plongea dans un demi-sommeil. Une tranche de vie comme une autre, qui compte pour du beurre. Sans mémoire, cette fois. Tard, le garçon nous a réveillés, c’était l’heure de fermeture. Nous sommes partis dans la nuit.