01 mars 2006
Histoire d'un passant
Six heures du matin. Le bistrot était ouvert, la lumière diffusée par la grande vitrine m’avait attiré. Le froid humide, dehors, m’avait poussé à marcher et c’est ainsi que je me retrouvai là. Petit îlot dans la ville encore endormie et presque silencieuse. Des voitures passaient, filaient, pressées. La benne à ordure terminait déjà sa tournée. Frigorifié, j’entrai. Je fus saisi par une bouffée de chaleur qui me parut intense. Un parfum de café frais flottait dans l’air, en même temps qu’une âcre odeur de produit de nettoyage. Le patron finissait de laver le sol. C’était un homme corpulent, en chemise et pantalon maintenu par de larges bretelles. Il m’accueillit d’un tonitruant : « Salut ! Va pas faire chaud, encore, aujourd’hui ! ». C’était la première fois que je venais dans l’établissement et le brave homme s’était à peine tourné vers moi ! J’acquiesçai et le saluai du bout des lèvres, un peu déstabilisé par cette rondeur joviale matinale. Je n’étais plus habitué. Puis il vint me serrer la main, sans façon, sans me connaître. J’étais dans un autre monde. D’habitude, dehors, personne ne se saluait, tous étaient pressés, emmitouflés dans leurs préoccupations du moment, aiguillonnés par les tic-tac de leur montre. Ici rien de tout cela. De la chaleur simplement. Je me laissai pénétrer par un bien-être trop soudain pour le laisser filer. Toutes les tables étaient vides, je m’installai contre le mur, non loin de la porte d’entrée, à côté de la fenêtre, d’où je pouvais observer la rue encore vide et faiblement éclairée. De temps en temps s’abattaient sur elle des paquets de pluie poussés par le vent. Je commandai un grand crème et m’enfonçai dans une quiétude douce et enveloppante. Une radio distillait des informations que je ne parvenais pas à saisir. A vrai dire, je m’en souciais peu, trop occupé à savourer l’instant présent.
Combien de temps s’était écoulé quand la porte s’ouvrit pour livrer passage à un petit personnage coiffé d’une casquette aux rabats collés sur ses oreilles ? Le col de son veston était relevé, me cachant une bonne partie de son visage. Il déposa devant le comptoir deux grands sachets d’hypermarché bien remplis, à en juger par leurs renflements. Puis, posément, il se frotta les mains avant d’esquisser un salut à l’adresse du patron : « Bonjour Louis ! Sale temps ! ». Louis haussa les épaules : « Y en a pour un moment, mon vieux. Tu prends ton café ? ». L’autre opina du chef, sans que je comprenne s’il acceptait le café ou approuvait le commentaire sur le sale temps. Lorsqu’il abaissa son col de veste et enleva sa casquette d’un geste sec, je sus qui il était. On l’appelait le clochard, il déambulait rarement en ville, on ne l’y voyait quasiment jamais. Le soir pourtant, il arrivait de nulle part et s’affairait près du banc de l’arrêt de bus. Seul. Il en venait sûrement, ce matin, il n’avait que la rue à traverser depuis l’abribus. Il avait une barbe de deux jours, il était hirsute. Je tentai de ne pas l’observer. Il m’y aida malgré lui. Il but son café d’un trait, saisit l’un des deux sacs et alla s’enfermer dans les toilettes. La porte au vitrage opaque se referma et laissa filtrer une lumière jaune. Ce devait être la pièce au lavabo. Je ne prêtai plus attention, bien que, de temps à autre, une ombre confuse se détachât dans le halo de la lampe. J’étais intrigué mais ne le laissai point paraître. Je retombai dans mon agréable engourdissement, après avoir sollicité un second « grand crème ».
Mon paradis dura peu. La porte vitrée s’ouvrit et je vis apparaître le petit homme fraîchement rasé, bien coiffé, le cheveu lissé avec soin. Il portait une chemise bleue, élimée mais propre ; il avait manifestement changé de pantalon et ses brodequins luisaient de propreté. Il tenait toujours son sac à la main et alla le déposer à côté de l’autre, demeuré au pied du comptoir. Sans un mot, Louis lui servit à nouveau un café et un petit verre d’alcool ambré. Je ne saurais expliquer le mélange de sentiments qui me saisit alors, à la fois ravi du soin qu’il prenait de lui-même et mécontent de l’idée que j’avais pu me faire de lui, à son arrivée. Je regrettai mes premières pensées et le charme qui m’avait saisi ce matin là fut totalement rompu. Il ne prononça aucune parole, but son café en lisant le quotidien posé sur la table à côté de lui. Il se tenait debout, digne. Quand il eut terminé, il ne commenta pas. Il avala son petit verre, pointa deux doigts sur son front en guise d’au revoir et sortit dans le jour naissant, un sac dans chaque main. Il n’avait pas coiffé sa casquette.
Louis remarqua mon étonnement. « Il vient tous les jours, m’expliqua-t-il. Chaque matin c’est le même rituel. Café, sa toilette et à plus tard ! » Je crus remarquer de l’affection et de l’admiration pour le petit homme dans le sourire qui accompagnait cette explication. Je ne pus m’empêcher de trouver touchant que cet homme de bois brut, costaud, en bras de chemise accueillît ce passant de la vie avec autant de constance et sans curiosité aucune. Je demandai à régler. Il me lança : « Bonne journée ! », ce dont je le remerciai et je lui retournai son souhait, tout en quittant ce petit bistrot chaleureux.
Quelques semaines plus tard, à la faveur d’un temps libre de quelques heures, je décidai d’aller prendre un verre dans le petit bistrot, aux environs de midi. Quand je poussai la porte, je reçus la même bouffée de chaleur, mais l’ambiance était différente. La radio grésillait, toujours aussi inaudible, d’autant que plusieurs clients étaient attablés ici et là. Louis trônait derrière la caisse du bar, en chemise froissée par ses larges bretelles. A mon entrée il lança un tonitruant : « Salut, ça va bien ? » Je le remerciai et m’informai de sa santé également. Le brouhaha régnait. Une serveuse entre deux âges, accorte et gaie, évoluait entre les tables, répondant aux commandes et aux plaisanteries des uns et des autres. Le parfum de café avait disparu au profit d’une forte odeur de bière. J’avisai une place libre vers le fond. Dans le même temps, j’aperçus le petit homme debout près de l’appareil de chauffage vétuste. Il se préparait à déguster un cassoulet en boite qui mijotait dans une petite casserole. Toujours aussi digne, toujours aussi silencieux.
Qui était-il ? On le voyait tous les jours ranger méticuleusement ses couvertures et ses cartons à côté du banc de l’abribus. Tôt le matin. Coup de balayette sur le siège et sur le sol, à l’endroit qu’il venait d’occuper. Hiver comme été. Immuablement, il s’y endormait le soir, emmitouflé, camouflé, couvert jusqu’aux yeux. Présent dans ses boites de carton. Silencieux. Il ne dérangeait pas. On ne le dérangeait pas. Chacun sa place. Pourquoi ne parlait-il pas ? Avait-il à dire ? Sans doute, mais il avait choisi de se taire, un jour de basculement de sa vie. Se protégeait-il ? Pas même. Les autres ne le voyaient pas. Ils se suffisaient à eux-mêmes et ne se découvraient pas, préoccupés à chasser une misère qu’ils refusaient. Alors il se taisait. Ils ne comprendraient pas, leur raison s’y refuserait. Quand il quittait son banc, ses affaires bien rangées, personne n’y touchait. Par peur ? Par respect ? Il ne le saurait jamais. Ils pensaient lui faire honneur par leur discrétion. Il ne leur expliquerait pas. Peut-être voulait-il éteindre les mots. Il ne croyait sans doute plus aux messages. Peut être en avait-il envoyé, restés sans réponse. Les mots sont des véhicules. Ils ne sont pas un langage. Ils ne sont le bien ni des uns, ni des autres. Ils n’étaient rien. Inutilité éclatante. Communication stérile. Il éliminait les mots pour pouvoir exister un peu.
Mes interrogations sont demeurées entières. Je demeure frustré de son silence. Depuis quelque mois il a disparu, après la publication d’un arrêté municipal. Où est-il ? A-t-il trouvé un Eden conforme à ses vœux. Je ne puis m’empêcher d’admirer son souci d’ordre, malgré son silence. Son chez lui n’était qu’un coin de banc, qu’on a fini par lui interdire. A-t-il trouvé une sorte de sagesse que nous ne connaîtrons jamais, tant nous sommes occupés ailleurs ? Le bistrot de Louis est aujourd’hui fermé. Il a enfin pris sa retraite. Personne ne lui a succédé. Les vitrines sont nues, la salle vide est poussiéreuse. D’inélégantes affiches sont collées sur les vitres. La vie a disparu de ce coin chaleureux autrefois. Un entrefilet dans le journal a fait état du décès d’un SDF derrière les locaux à poubelles de l’hôpital où il était habitué à rendre quelques services.
21:10 Publié dans Histoires sans histoire | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : Littérature, écriture, vive la vie, blog