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21 mai 2006

Le Grand Père

Il surgissait du « terrain vague », nom donné à la friche industrielle laissée après la débâcle sidérurgique. Elle a disparu aujourd’hui, camouflée sous des espaces verts léchés et une zone pavillonnaire sans grâce mais toute neuve et bien alignée, bien arrangée, bien propre et bien ocre, bénéficiant le soir d’un éclairage orange baveux. Il ne passe plus par là, aujourd’hui. Avant, on y promenait les chiens qui couraient, s’ébrouaient et fouillaient les hautes herbes de leurs museaux impatients. Il suivait des souvenirs de sentiers qui longeaient d’anciens murs de soutènement noircis, des restes de structures métalliques effondrées et des allées d’arbres encore verts, qui avaient jadis bordé les allées des Grands Bureaux. Çà et là, affleuraient d’anciens sols bétonnés, couverts de mousses et de mauvaises herbes bizarres, jaunes, brunes et vertes. Il marchait à petits pas, appuyé sur une canne de bambou que manipulait sa main droite, évitant autant que possible les squelettes de rails où avaient circulé des wagons grinçants, chargés de minerai de fer ou de produits profilés. Il était toujours vêtu d’un pantalon invariablement gris et d’une veste de velours côtelé kaki, sur, le plus souvent, une chemise blanche à rayures brunes ou, de temps en temps, un pull marron à col roulé. Les jours de mauvais temps ou de grand froid, loin d’être rebuté, il passait un grand manteau pied de poule marqué au col et aux coudes par l’usure du temps. Parfois il coiffait un chapeau de couleur noire et de forme incertaine, d’où surgissait une chevelure blanche encore dense et indisciplinée. Il était chaussé de souliers montants à bouts ronds, hiver comme été.
Il apparaissait au bout du chemin qui sortait du terrain vague, trottinant et lançant énergiquement sa canne avant de la reposer sur le sol et de lui faire porter le poids de son corps. Son visage était buriné par une vie passée en grande partie en plain air et légèrement basané par de longues stations devant les sources de chaleurs des usines d’autrefois. Aux beaux jours, sans coiffe,  sa chevelure était hirsute et mi longue. Il avait un nez un peu long et des yeux d’un bleu très clair. Quand il vous fixait, lors d’un court dialogue, vous ressentiez la double impression  d’un regard perçant et cherchant une image lointaine, derrière vous. Il parlait peu.
On l’appelait Grand Père. Personne ne connaissait son nom. « Alors, Grand Père, on fait sa promenade ? », lui lançaient quelques passantes, un peu curieuses, un peu affectueuses. « Je m’en vais penser » répliquait-il, d’un air entendu.
Il répondait aux saluts des uns et des autres par un geste de la main droite, interrompant sa marche et suspendant sa canne entre le pouce et l’index.
De nombreux promeneurs le croisaient sans mot dire , d’autres avaient comme par hasard à bifurquer en arrivant à sa hauteur, provoquant un haussement d’épaule goguenard de sa part. Une seule fois il se fâcha, lorsqu’un adolescent faillit le renverser en freinant trop tard sur ses rollers. Il brandit seulement sa canne dans un geste violent qu’il sembla retenir, faisant fuir le jeune homme penaud.
Il trottinait sans cesse, énergiquement malgré le poids des ans. Il s’en allait penser. Où ? Arrivé à la petite place, il ne manquait pas de s'asseoir sur un banc, pour reprendre son souffle. Même par temps gris. Il posait alors ses mains l’une au dessus de l’autre sur l’arrondi de sa canne et son menton par dessus. Il observait les bâtisses, autour, des immeubles jaunes tout neufs, avec des jardinières sur les balcons, au printemps. Les arbres étant trop jeunes, à côté des bancs, n’offraient aucune ombre par grand soleil. Il se redressait alors sur ses jambes et repartait, traversait la place et disparaissait de l’autre côté de la cité.
On ne le voit plus par ici. La ville a changé et les traces de ses promenades ont disparu. On l’a aperçu il y a peu dans le bourg voisin. Au milieu de la foule, sur le marché hebdomadaire, devant l’éventaire d’un marchand de fruits et légumes « directement du producteur ».
Mais personne n’a jamais su où il allait penser. Ni à quoi. Peut-être est-il penché désormais au dessus d'un écritoire, relisant ce qu’il vient d’écrire sur un grimoire que nous aurons à déchiffrer, un jour..